lunes, 23 de mayo de 2016

EDGAR MORIN. UNE CIVILIZATION VEUT NAÎTRE, AUJOURD´'HUI IL S'AGIT DE CHANGER DE VOIE.



Edgar Morin Une civilisation veut naître, aujourd’hui il s’agit de changer de voie 



Patrick Nussbaum
Penser un monde nouveau par Edgar Morin, Sociologue et philosophe

Nous vivons dans une civilisation où la domination de l’intérêt (personnel et/ou matériel), du calcul (dont les chiffres ignorent le bonheur et le malheur), du quantitatif (PIB, croissance, statistiques, sondages) et de l’économique est devenu hégémonique. Certes, il existe de très nombreuses oasis (1) de vie aimante, familiale, fraternelle, amicale, ludique qui témoignent de la résistance du vouloir bien vivre ; la civilisation de l’intérêt et du calcul ne pourra jamais les résorber. Mais ces oasis sont dispersées et s’ignorent les unes les autres. 
Toutefois, des symptômes d’une civilisation qui voudrait naître, civilisation du bien-vivre, bien qu’encore dispersés, se manifestent de plus en plus.

La voie d’un refoulement d’une économie vouée au profit

Notons, sur le plan économique, l’économie sociale et solidaire, où renaissent l’élan des mutuelles et coopératives, les banques à microcrédit, l’économie participative, l’économie circulaire, le télétravail, l’économie écologisée dans la production d’énergie, la dépollution des villes, l’agro-écologie prônée par Pierre Rabhi et Philippe Desbrosses, qui nous indiquent la voie d’un refoulement progressif d’une économie vouée au seul profit.

Ainsi seraient progressivement refoulées, sur le plan vital de l’alimentation, l’agriculture industrialisée (immenses monocultures qui stérilisent les sols et toute vie animale, porteuses de pesticides et fournisseuses de céréales, légumes, fruits standardisés privés de saveur), l’élevage industrialisé en camps de concentration pour bovins, ovins, volailles nourris de déchets, engraissés artificiellement et surchargés d’antibiotiques. Ce qui serait en même temps la progression d’une agriculture et d’un élevage fermiers ou bio, qui, avec le concours des connaissances scientifiques actuelles, revitaliseraient et repeupleraient les campagnes, et fourniraient aux villes une nutrition saine.

Le développement des circuits courts, notamment pour l’alimentation, via les marchés fermiers, les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) et Internet, favorisera notre santé en même temps que la régression de l’hégémonie des grandes surfaces, de la conserve non artisanale, du surgelé. Sur le plan social et humain, la nouvelle civilisation tendrait à restaurer des solidarités locales ou instaurer de nouvelles solidarités comme la création de maisons de la solidarité dans les petites villes et les quartiers de grandes villes.

La convivialité et la réforme existentielle

Cette nouvelle civilisation stimulerait la convivialité, besoin humain premier qu’inhibe la vie rationalisée, chronométrée, vouée à l’efficacité. Ivan Ilitch avait annoncé dès 1970 ce besoin d’une nouvelle civilisation et le mouvement convivialiste, animé par Alain Caillé, répand le message en France et au-delà de nos frontières. Il s’agit d’un élément majeur pour une réforme existentielle. 

Nous devons reconquérir un temps à nos rythmes propres et n’obéissant plus que partiellement à la pression chronométrique. Le Slow Food, mouvement de fond lancé par Carlo Petrini pour réduire le fast-food et restaurer les plaisirs gastronomiques, s’accompagne d’une réforme de vie qui alternerait les périodes de vitesse (qui ont des vertus enivrantes) et les périodes de lenteur (qui ont des vertus sérénisantes).

Nous obéirions successivement aux deux injonctions qu’exprime excellemment la langue turque : Ayde (allons, pressons) Yawash (doucement, mollo). La multiplication actuelle des festivités et festivals nous indique clairement nos aspirations à une vie poétisée par la fête et par la communion dans les arts, théâtre, cinéma, danse. Les maisons de la culture trouvent de plus en plus une vie nouvelle.

Nos besoins personnels ne sont pas seulement concrètement liés à notre sphère de vie. Par les informations de presse, radio, télévision, nous tenons, parfois inconsciemment, à participer au monde. Ce qui devrait accéder à la conscience, c’est notre appartenance à l’humanité, aujourd’hui interdépendante et liée dans une communauté de destin planétaire. Le cinéma, qui a cessé d’être un produit d’Occident seul, nous permet de voir des films iraniens, coréens, chinois, philippins, marocains, africains et, dans la participation psychique à ces films, ressentir en nous l’unité et la diversité humaines.

Des réformes pour une réhumanisation

La réforme de la consommation serait capitale dans la nouvelle civilisation. Elle permettrait une sélection éclairée des produits selon leurs vertus réelles et non les vertus imaginaires des publicités (notamment pour la beauté, l’hygiène, la séduction, le standing), qui opérerait la régression des intoxications consuméristes (dont l’intoxication automobile). Le goût, la saveur, l’esthétique guideraient la consommation, laquelle, en se développant, ferait régresser l’agriculture industrialisée, la consommation insipide et malsaine, et par là, la domination du profit capitaliste.

Alors que les producteurs que sont les travailleurs ont perdu leur pouvoir de pression sur la vie de la société, les consommateurs, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, ont acquis un pouvoir qui, faute de reliance collective, leur est invisible, mais qui pourrait, une fois éclairé et éclairant, déterminer une nouvelle orientation non seulement de l’économie (industrie, agriculture, distribution), mais de nos vies de plus en plus conviviales. Par ailleurs, la standardisation industrielle a créé en réaction un besoin d’artisanat.

La résistance aux produits à obsolescence programmée (automobiles, réfrigérateurs, ordinateurs, téléphones portables, bas, chaussettes, etc.) favoriserait un néo-artisanat. Parallèlement, l’encouragement au commerce de proximité réhumaniserait considérablement nos villes. Tout cela provoquerait, du même coup, une régression de cette formidable force techno-économique qui pousse à l’anonymat, à l’absence de relations cordiales avec autrui, souvent dans un même immeuble.

Enfin, une réforme des conditions du travail serait nécessaire au nom même de cette rentabilité qui aujourd’hui produit mécanisation des comportements, voire robotisation, burn-out, chômage, qui donc diminue en fait la rentabilité promue.
En fait, la rentabilité peut être obtenue non par la robotisation des comportements, mais par le plein-emploi de la personnalité et de la responsabilité des salariés. La réforme de l’État peut être obtenue non par réduction ou augmentation des effectifs, mais par débureaucratisation, c’est-à-dire communication entre les compartimentés, initiatives et relations constantes en « feed-back » entre les niveaux de direction et ceux d’exécution.

Une méthode complexe : la compréhension d’autrui

Enfin, la nouvelle civilisation demande une éducation où serait enseignée la connaissance complexe, qui, percevant les aspects multiples, parfois contradictoires d’un même phénomène ou même individu, permet une meilleure compréhension d’autrui et du monde. La compréhension d’autrui serait elle-même enseignée de façon à réduire cette peste psychique qu’est l’incompréhension, présente en une même famille, un même atelier, un même bureau. Y seraient enseignées les difficultés de la connaissance, qui comporte un risque permanent d’erreurs et d’illusions ; y serait enseignée la complexité humaine. Bref, une réforme radicale à tous les niveaux de l’éducation permettrait à celle-ci d’enseigner à vivre autonome, responsable, solidaire et amical.

Comme les pièces dispersées au hasard d’un puzzle, les ferments premiers de la nouvelle civilisation travaillent ici et là, font ici et là lever la pâte nouvelle. Les besoins inconscients d’une autre vie commencent alors à passer à la conscience. Des oasis de convivialité, de vie nouvelle se sont créées ; parfois, c’est une municipalité animée d’un nouvel esprit, comme à Grenoble, qui anime le mouvement. En vérité, la civilisation du bien-vivre aspire à naître, sous des formes différentes, déjà sous ce label en Équateur.

Ce sont des petits printemps qui bourgeonnent et qui risquent la glaciation ou le cataclysme. Avant la guerre, c’était sur le plan des idées qu’une nouvelle civilisation se cherchait sous des noms divers, avec les écrits d’Emmanuel Mounier, Robert Aron, Armand Dandieu, Simone Weil et d’autres, elle cherchait à sortir d’une impuissance qui n’avait pas évité la crise économique, de la double menace du fascisme et du communisme stalinien, et cherchait la troisième voie. La troisième voie fut écrasée dans l’œuf par la guerre.

Nouvelle civilisation ou barbarie

Aujourd’hui, il s’agit de changer de voie, d’élaborer une nouvelle voie, et cela, dans et par le développement de la nouvelle civilisation, qu’incarnent déjà tant de bonnes volontés de tous âges, femmes, hommes, et qui dessine des nouvelles formes dans les oasis de vie. Mais les forces obscures et obscurantistes énormes de la barbarie froide et glacée du profit illimité qui dominent la civilisation actuelle progressent encore plus vite que les forces de salut, et nous ne savons pas encore si celles-ci pourront accélérer et amplifier leur développement. Socialisme ou barbarie, disait-on autrefois, aujourd’hui, il faut comprendre l’alternative : nouvelle civilisation ou barbarie.

(1) Lire l’article paru dans l’Humanité du mardi 13 octobre 2015.
bibliographie sélective

Parmi les nombreux ouvrages publiés par Edgar Morin, traduits en 28 langues et dans 42 pays, voici une petite liste chronologique :

l’An zéro de l’Allemagne (la Cité universelle, 1946),
Autocritique (Seuil, 1959), Introduction à une politique de l’homme (Seuil, 1969),
la Nature de la nature (premier tome de la Méthode, Seuil, 1977),
la Vie de la vie (tome 2, Seuil, 1980),
la Connaissance de la connaissance (tome 3, Seuil, 1986),
Introduction à la pensée complexe (Seuil, 1990),
les Idées (tome 4, Seuil, 1991),
l’Humanité de l’humanité – l’identité humaine (tome 5, Seuil, 2001),
Éthique (tome 6, Seuil, 2004),
la Voie (Fayard, 2011),
Impliquons-nous ! (Actes Sud, 2015),
Penser global – L’humain et son univers (Robert Laffont, 2015)…


No hay comentarios:

Publicar un comentario